Regard croisé sur la démocratie avec la société guinéenne
- Par Administrateur ANG
- Le 12/12/2014 à 09:09
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« Une maison divisée ne tient pas sur ses fondations » prévenait Abraham Lincoln (1809-1865), le 16e président des USA.
« Lorsqu'une famille est en guerre, il ne peut y avoir de victoire » selon un proverbe ukrainien.
Actuellement, la société guinéenne apparait comme une maison divisée, une famille en guerre car elle est en proie à des tensions sociales, à un délitement du tissu social, à des crispations identitaires, à des perspectives pas rassurantes sur la question du « vivre ensemble », à une forte paupérisation (chômage, pas d'eau courante, ni d'électricité, etc.), à une crise sanitaire sans précédent avec la pandémie du virus Ebola en plus de la typhoïde, du paludisme, du sida, avec des conséquences économiques et sociales.
La Guinée est devenue un pays martyr par la faute des Hommes, de ses enfants utérins. On dirait une tragédie sans fin. L'élection présidentielle de 2010 y a accentué le rejet de l'autre parce qu'il est différent.
En plus de ce clivage ethnique, la société guinéenne est actuellement bloquée, fracturée, fragmentée en proie à la violence politique récurrente de masse venant de l'armée et des forces de sécurité qui demeurent le talon d'Achille du pouvoir politique, d'une part, et à un clivage résidentiel contre la diaspora, d'autre part.
Pour conjurer le mal guinéen, pour éradiquer ses tares congénitales qui mettent à mal la cohésion sociale, notre salut passe par un cercle vertueux où les militaires, les forces de sécurité et la classe politique accepteraient de jouer le jeu démocratique, à l'instar du Ghana et du Sénégal qui sont une singularité démocratique en Afrique, malgré leurs spécificités sociologiques respectives.
L'exigence démocratique du peuple guinéen est très forte et irrésistible à terme.
I) Une société bloquée, fracturée, fragmentée
1. Le clivage ethnique
J'ai dénombré quatre grandes causes structurelles de la persistance du fait identitaire, du repli ethnique en Guinée :
- La défaillance, la faillite de nos gouvernants successifs, depuis notre indépendance, qui étaient censés être les garants de l'unité nationale, les promoteurs de l'intérêt général. Lorsque le « prince » accorde une priorité absolue aux intérêts de sa communauté originelle au détriment de ceux de la nation ; alors qu'il est le garant de l'unité nationale et censé protéger, promouvoir équitablement toutes les composantes de la nation.
- La quête effrénée, irrationnelle, contre-productive de la pratique de l'«équilibre ethnique» sur les plans administratif et politique au détriment de la promotion du citoyen en fonction de son talent, de son mérite, en somme de l'excellence. Pour exemple, l'«équilibre ethnique» acté par l'accord du 15 janvier 2010 de Ouagadougou a engendré une transition chaotique avec les choix du Malinké Sékouba Konaté comme président, du Forestier Jean-Marie Doré comme premier ministre, de la Peule Rabiatou Diallo comme présidente du CNT et du Soussou Mamadouba "Toto" Camara.
- L'activisme politique et partisan des « coordinations régionales » : elles avaient un rôle originel de modération, de conciliation, de tempérance pour la résolution des conflits sociaux et politiques. Mais elles n'ont pas tardé à doubler leurs fonctions sociales d'interventions politiques partisanes, notamment pour leur « fils » dans une fonction élective, économique, administrative ou gouvernementale.
- L'imposture électoraliste de certains leaders politiques qui, sous le fallacieux prétexte de défendre ou promouvoir les intérêts de leur ethnie, ne se soucient en réalité que de leur promotion personnelle, de leur carrière politique.
2. Le clivage résidentiel
C'est la dichotomie entre les Guinéens résidant à l'étranger et ceux qui demeurent au pays. La diasphorabie aigue est un clivage qui a toujours été entretenu par les gouvernants successifs depuis Ahmed Sékou Touré (1922-1984) et par les réseaux mafieux d'une administration incompétente et corrompue qui s'était octroyé des rentes de situation sur le dos de l'Etat et des populations désœuvrées.
3. La violence politique récurrente
« La violence est consubstantielle à la vie politique ! » selon le journaliste français et ancien directeur de l'hebdomadaire Le Point » Franz Olivier Giesbert. Mais en Afrique on a affaire le plus souvent à une violence d'Etat contre des opposants, des groupes ethniques d'où des génocides parfois, comme au Rwanda.
Par exemple, la violence récurrente contre des manifestants alors que le droit de manifester est reconnu par l'article 10 de la constitution du 7 mais 2010 : « tous les citoyens ont le droit de manifestation et de cortège ».
Ne dit-on pas que « toute démocratie est tumultueuse par essence, par nature et que seule la dictature est muette » ?
Mais en Guinée, l'expression des libertés garanties par la constitution et les lois organiques se termine souvent dans la violence ; le pouvoir en place continuant d'assimiler une marche pacifique ou un meeting à des actions de subversion, d'atteinte à la sureté de l'Etat.
Il est même question de réactiver un arsenal juridico-répressif telle la loi anticasseurs qui réintroduit la peine de mort pour délit politique et la responsabilité pénale collective pour fait d'autrui.
En Guinée, la violence politique est récurrente. Elle s'opère tantôt au sein de l'Etat même, l'«attentat» de Toumba sur le chef de l'Etat Moussa Dadis Camara en est une triste illustration, tantôt de la part de l'Etat à l'encontre des leaders politiques ou des populations désœuvrées et sans défense.
Les producteurs de violence continuent de bénéficier en Guinée d'une totale impunité et tout est fait par « certains » pour qu'un drap d'oubli soit jeté sur leurs méfaits. Au détriment du droit à la vérité, à la justice restauratrice et réparatrice et au final à la réconciliation et à l'apaisement des cœurs.
La violence émane de l'Etat, de ses forces de sécurité ; c'est un fléau qui y perdure pour trois raisons majeures :
- L'accommodement à la culture de l'impunité, de l'injustice. « Qui viole une femme souille toute l'humanité », dit-on ; le cas emblématique de l'impunité est le massacre et les viols du 28 septembre 2009 et le rapport onusien nominatif et accablant de Mohamed Bedjaoui du 16 décembre 2009 qui n'a pas encore connu de suite judicaire.
Où en est l'enquête relative à l'assassinat l9/11/2012 d’Aissatou Boiro, l'ancienne directrice nationale du Trésor public qui avait démantelé un réseau qui tentait de détourner 13 Milliards FG (1,5 M de $) ?
- L'absence, le refus de rupture avec le passé.
- L'absence de « clarification » dans le jeu politique guinéen. Pas de «d'aggiornamento », de « background check » : nous passons d'un régime à un autre sans faire le bilan de ce qui nous est arrivés, d'où la dilution de la notion de responsabilité. On ne sait pas qui est qui, qui a fait quoi. On tente de jeter un voile d'oubli sur notre passé, sur toutes ces années de plomb et on se refait une virginité morale et politique à moindres frais.
II) Le cercle vertueux garant d'une société apaisée en Guinée
1. Le Ghana et le Sénégal : une société apaisée et une singularité démocratique en Afrique
Ces deux pays continueront toujours à nous étonner et nous émerveiller en organisant des élections législatives et présidentielles, des alternances dans un climat relativement apaisé. Alors que la vie politique et la compétition électorale sur le continent africain sont constamment, systématiquement émaillées, empreintes de fraudes électorales et de violence.
Il existe dans ces deux pays un cercle vertueux où les militaires et la classe politique ont accepté de jouer le jeu démocratique singularisé par :
- une alternance régulière soit au niveau de l'exécutif, soit au sein du Parlement ;
- un débat politique caractérisé par un débat d'idées et non vicié par le régionalisme ;
- l'ethnocentrisme, la religion, le népotisme entre autres ;
- des manifs autorisées sans difficulté, pacifiques et sécurisées ;
- la neutralité de l'armée dans le champ politique et partisan ;
- une administration qualifiée, compétente et non corrompue ;
- le renouvellement de la classe dirigeante, des élites ;
- l'absence de violences postélectorales ;
- un système éducatif et un secteur sanitaire performants.
2. Les sept solutions alternatives pour éradiquer la fracture sociale
Comment conjurer le mal guinéen, desserrer l'étau de l'intolérance, l'hystérie de la peur de l'autre, du rejet de l'autre ?
J'ai identifié et préconisé sept solutions alternatives:
- Promouvoir la citoyenneté et les valeurs républicaines : Contrairement à l'ethnocentrisme qui est une démarche mortifère, une imposture électoraliste, la citoyenneté repose sur l'esprit et le creuset républicains, sur le sentiment d'appartenir à un groupement humain au destin commun. La citoyenneté s'inscrit donc dans une démarche inclusive. J'estime que « la République n'est pas une compilation d'intérêts catégoriels, identitaires, mais une entité soucieuse de l'épanouissement équitable de tous ses citoyens ».
Pour le rappeur et cinéaste français Abdel Malik « la République est la concordance des différences ».
- Favoriser le sursaut de l'esprit civique des élites qui n'ont pas été à la hauteur de leur mission, qui ont une lourde responsabilité quant à la faillite de l'Etat et qui n'ont pas pu malheureusement s'affranchir de la tutelle familiale, ethnique, régionale dans l'action publique.
- Restructurer l'Etat non régulateur social, déliquescent et partial, sinon s'opérera le dangereux, le périlleux réflexe qualifié en anthropologie de «cercles concentriques et mouvants » : à savoir privilégier, au détriment de l'Etat en faillite, la famille et l'ethnie d'abord, le village ensuite et la région au final.
- L'indispensable devoir de mémoire pour la réconciliation nationale, exorciser les frustrations engendrées par la violence politique d'Etat par une introspection collective, afin d'apaiser les cœurs, d'exorciser les frustrations légitimes engendrées par la violence politique depuis les années 50.
Sans occulter une justice réparatrice et restauratrice pour mettre fin à la récidive et à l'impunité dont ont toujours bénéficié nos gouvernants successifs et leurs affidés.
« Sans mémoire, le présent est vide! » selon un axiome israélite. « La mémoire est l'antidote de l'oubli ; alors que le pardon et la repentance délivrent la victime de l'outrage qui lui a été fait ». « Le bourreau tue deux fois : d'abord par la mort, ensuite par l'oubli ! » selon un vieil adage. Le bourreau mise toujours sur l'oubli et l'impunité pour ne pas répondre de ses actes devant la justice. L'histoire éclaire l'actualité, le passé éclaire le présent. Ne faut-il pas lire la page avant de la tourner ?
- Insérer la diaspora pour la construction d'une Guinée nouvelle : à l'instar de l'Inde, la renaissance se fera avec la diaspora, l'osmose entre tous ses enfants où qu'ils demeurent ; car la Guinée est notre point d'ancrage commun.
La diaspora n'est-elle pas son premier opérateur économique et la 5e région la plus peuplée numériquement ? Par ailleurs, il est illusoire de croire à court ou moyen terme à un retour massif au pays pour diverses raisons évidentes. Il serait donc judicieux d'institutionnaliser les rapports entre l'Etat et sa diaspora au niveau de leur représentation, d'élargir l'offre politique pour mettre définitivement fin au clivage résidentiel :
- soit à travers la députation en fonction de leur concentration géographique et humaine ;
- soit au sein d'un Haut conseil des Guinéens résidant à l'extérieur, à l‘instar des Maliens.
- Mettre fin au monopole de la représentation nationale par les partis politiques pour intégrer la société civile, au profit de personnes issues de la société civile qui mettent au centre de leurs actions les préoccupations de leurs concitoyens. Pour ce faire un réaménagement de notre espace institutionnel s'impose au niveau de l'article 29, alinéa 1 de la constitution du 7 mai 2010 pour l'élection présidentielle et de l'article 61 pour la députation.
- Renforcer la laïcité face, notamment, au rôle néfaste des prêches religieux orientés dans des lieux de culte. Contrairement aux confréries religieuses au Sénégal qui jouent un rôle de trait d'union social, de soupape de sécurité.
Conclusion
« Ce qui fait la beauté d'un tapis, c'est la diversité de ses couleurs ! » disait l'écrivain et ethnologue malien Amadou Hampâté Bah (1901-1991) ; la beauté de la Guinée réside, elle, dans sa diversité, sa richesse culturelle et ethnique car les ethnies y sont relatives et le sang y est mêlé.
Il n'est pas inutile de rappeler que l'harmonie ethnique est un impératif de survie pour toute nation et que le « sanakhouya » (ou la parenté à plaisanterie) est une pratique quotidienne régénératrice du « vivre ensemble ». Par ailleurs, le voisinage est également une forme de parenté qui contribue à la cohésion sociale.
La Guinée est un pays défini par le hasard de l'histoire et de la colonisation, par la grâce de Dieu, dirais-je plutôt. Notre destin est donc commun, entrelacé.
Grâce à la maturité du peuple guinéen, notre pays demeure un îlot de relative tranquillité, paix, stabilité dans un environnement fort agité.
Mais, seule la concrétisation d'un cercle vertueux entre les forces de sécurité et la classe politique constitue le meilleur garant d'une société apaisée en Guinée
Que Dieu préserve la Guinée !
Nabbie Ibrahim « Baby » Soumah
Juriste et anthropologue guinéen - Paris
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