Police de proximité en Guinée, un exemple à suivre pour l’Afrique?

1042938471Alors que la question de la sécurité intérieure ne s’est jamais posée avec autant d’acuité dans les pays du Sahel, où, en plus des attaques terroristes, les populations subissent des conflits intercommunautaires, Sputnik tire les enseignements d’un programme quinquennal en Guinée visant à «réconcilier» la police avec les populations. Entretien.

La Guinée ne fait pas partie des pays du G5 Sahel, dont les Présidents viennent de décider à Pau la mise en place d’une nouvelle «Coalition pour le Sahel», visant à améliorer et à renforcer leur sûreté. Pourtant, ce pays pourrait servir d’exemple en ce qui concerne la réforme du secteur de sécurité. Celle-ci comprend notamment l’amélioration des liens police/nation, avec la création d’une police de proximité, qui est perçue comme l’une des conditions –avec le rétablissement du système pénal et judiciaire– d’un retour de l’état de droit en Afrique de l’Ouest et du Centre.

Certes, la Guinée connaît depuis trois mois des affrontements entre forces de l’ordre et le Front National pour la Défense de la Constitution (FNDC), le collectif de partis, de syndicats et de membres de la société civile qui mène la contestation contre un éventuel troisième mandat d'Alpha Condé. Ils ont fait au moins 25 morts depuis le début de la mobilisation à la mi-octobre.

Cependant, à partir de 2010, ce pays a lancé une vaste réforme de son secteur de sécurité, sous la houlette de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). Celle-ci avait mandaté le Général Lamine Cissé, décédé en avril 2019, pour mener à bien cette réforme. Premier militaire sénégalais à occuper le poste stratégique de Ministre de l'Intérieur en 1997, il avait organisé les élections législatives de mai 98 et les élections présidentielles de février et mars 2000 (deux tours) à la suite de laquelle l'alternance politique est intervenue au Sénégal sans effusion de sang. En tant que représentant spécial des Nations unies pour l’Afrique de l’Ouest de 2007 à 2008, et après avoir fondé en 2000 l’Observatoire International de la Démocratie et de la Gestion des crises et conflits à Dakar qu’il présidait, il s’est toujours montré un fervent partisan d’une sécurité de proximité, permettant d’impliquer directement les populations.

Conçu et financé par le Bureau pour l’application de la loi contre les stupéfiants (INL, un organisme dépendant du département d’État américain) et l’ONG Partners Global, sous la supervision du général Lamine Cissé, le projet quinquennal «Sécurité en Guinée» (2015-2020) a ainsi permis aux autorités guinéennes de travailler au rétablissement de la confiance vis-à-vis des forces de police. Après les massacres perpétrés en septembre 2008 lors d’un rassemblement de l’opposition dans le stade de Conakry, restés jusqu’à ce jour impunis, les Guinéens avaient conçu un profond traumatisme et une vive méfiance à l’égard de leurs forces de sécurité.

D’abord concentré dans la capitale, ce projet, qui vise en premier lieu à réorganiser et renforcer la capacité institutionnelle de la police nationale, a mis en place des formations de base à la fois pour les policiers, les structures communautaires de sécurité et la société civile, ainsi que des initiatives communautaires visant à des relations «plus productives» avec les forces de l’ordre. Puis, à partir de 2017, il a été étendu aux régions de Kindia (ouest) et de Kankan (centre). Une deuxième extension a ensuite été accordée en 2018 pour la couverture des régions de Mamou (centre), Siguiri (nord-est) et Labé (nord).

Responsable locale pour le suivi du projet, Nina Tapsoba est une ressortissante burkinabé qui travaille pour L’ONG Partners Global, partenaire du projet. Dans l’entretien exclusif qu’elle a accordé à Sputnik France, elle insiste sur les «résultats tangibles» obtenus dans le cadre de la «coproduction de la sécurité» en Guinée pendant les cinq années au cours desquelles se sont déroulées les réformes initiées par ce projet, qui prend fin en juin 2020. Elle souligne le chemin parcouru depuis que les fonctions de maintien de l’ordre ne sont plus assurées par l’armée. L’un des principaux progrès, selon elle, a été d’arriver à mettre en œuvre une police de proximité dans ce pays.

Intervenant à trois niveaux (institutionnel, communautaire et local), les améliorations apportées par ce projet ont été conçues dans le cadre de la refonte globale du secteur de sécurité menée par le général Cissé. Elles ont aussi permis d’impliquer la hiérarchie policière et celle de l’armée guinéenne pour en assurer la pérennité.

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Nina Tapsoba est responsable du suivi des projets en Afrique de l’Ouest et plus particulièrement du projet quinquennal «Sécurité en Guinée» (2015-2020) pour l’ONG Partners Global.​

Sputnik France: En Guinée, le capital de confiance de la police auprès des populations a-t-il augmenté cinq ans après l’entrée en vigueur des réformes?

Nina Tapsoba: «Oui, tout à fait, car les citoyens des différentes régions de la Guinée n’ont plus peur de se rendre dans un commissariat pour porter plainte. En plus de l’augmentation des visites dans les commissariats, dont les fiches existent bel et bien aujourd’hui –alors que ce n’était pas le cas auparavant–, il y a également une recrudescence de plaintes déposées dans les différentes sections. De nombreux auditeurs, notamment des femmes, témoignent régulièrement dans les radios de leur confiance retrouvée vis-à-vis de la police, lors d’émissions en direct ou dans les caravanes de femmes qui sillonnent le pays. Par exemple, une femme a récemment pu dénoncer son mari qui avait violé sa nièce. Il a été arrêté sur-le-champ. Ce qui n’aurait pas été envisageable il y a encore quelques années.»

Sputnik France: Quelle était la situation auparavant?

Nina Tapsoba: «La Guinée revient de loin. Avant les élections de 2010, la police et l’armée intervenaient à tout bout de champ pour “mater” toute contestation des citoyens. Cette approche oppressive, couplée avec une police inefficace, a conduit à une perte de confiance des Guinéens quant à la capacité des forces de sécurité à assurer leur protection. C’est pourquoi, dès son élection en 2010, le Président guinéen Alpha Condé a donné la priorité à cette réforme du secteur de la sécurité, avec comme objectif d’enlever à l’armée les fonctions de maintien de l’ordre.

L’une des principales réformes a donc été de mettre en œuvre une police de proximité. Pour ce faire, l’État a renforcé les effectifs d’agents de police qualifiés, dispensé des formations adéquates et remédié ainsi au manque de confiance des communautés vis-à-vis des forces de police guinéennes, compte tenu de l’état dégradé des relations entre les policiers et les citoyens.»

Sputnik France: Concrètement, qu’est-ce que le projet «Partenaires pour la sécurité» a accompli?

Nina Tapsoba: «Au total, ce projet touchera près de 1.599 policiers avec, à ce jour, plus de 650 policiers déjà formés à la police de proximité, à l’administration et à la coordination des services de police. La Police nationale a également pu entreprendre d’importantes réformes visant à rationaliser les services et à les rendre plus accessibles.

À commencer par l’interaction devenue permanente entre la police et la communauté, ainsi que les structures telles que les conseils de prévention du crime et le dialogue entre la police et les groupes de jeunes et de femmes, dont l’accès aux services de police a, ainsi, été favorisé. Sans compter 109 chefs de quartiers, qui ont été formés à la résolution des conflits et à la prévention de la délinquance. En Afrique, cet échelon est fondamental, car les populations contactent plus volontiers les chefs de quartier que la police.

Enfin, le Fonds pour la sécurité communautaire du projet appuie des initiatives locales novatrices de prévention du crime, partout dans le pays. Trois mille dollars [2700euros, ndlr] de fonds de prévention contre la délinquance ont ainsi été octroyés à des associations de jeunes et de femmes. Dix ONG ont profité de ces “petites subventions” en 2019. Elles ont permis, par exemple, d’installer des lampadaires dans un quartier non électrifié pour le sécuriser.»

Sputnik France: Ce projet concerne également des pays comme le Burkina Faso ou le Sénégal. Qu’est-ce qui diffère le plus en termes de police de proximité et de réforme de la sécurité dans ces trois pays?

Nina Tapsoba: «En Guinée, l’efficacité de la police de proximité est la plus grande, du fait d’initiatives comme le dialogue entre les femmes et la police, les caravanes des femmes dans les stations de police, les dialogues des jeunes avec la police, etc. en plus des petites subventions, des policiers référents ou bien des conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD), comme précédemment indiqué. Autant de “volets” qui ont été intégrés avec succès et qui contribuent à renforcer cette police de proximité, qui n’existe pas ailleurs dans la sous-région, en tous cas, pas sous cette forme.

Au Burkina Faso, la police de proximité se résume à la police routière. Il existe bien un décret sur la police de proximité instituant la mise en place d’une Coordination communale de Sécurité (CCS), dont le président est le maire de la commune ou de l’arrondissement. Celle-ci est chargée de l’encadrement technique, ainsi que du suivi et de l’évaluation des activités. Depuis 2016, toutefois, il y a eu peu de progrès. Par exemple, sur les 350 communes du pays, une seule CCS fonctionne véritablement. La preuve que la création de ces structures communales n’est pas une garantie pour le succès de la police de proximité si la mise en œuvre relève trop du “top down”.

Au Sénégal, la police de proximité relève également de la police routière. Il y a, toutefois, dans ce pays un meilleur accompagnement des dynamiques locales de prévention de l’insécurité. À la différence du Burkina Faso, on assiste à une véritable co-construction, impliquant directement les administrés à la base. Également, les forces de sécurité sont davantage impliquées dans la promotion des mesures de confiance vis-à-vis des citoyens.»

Sputnik France: Où en êtes-vous dans la collaboration sectorielle entre police et justice?

Nina Tapsoba: «Le Sénégal a effectivement mis en place une vingtaine de maisons de justice. Ce qui lui donne le meilleur bilan en termes de justice de proximité dans la sous-région. Ce n’est pas encore le cas au Burkina Faso.

En Guinée, trois maisons de justice ont été créées pour l’instant. Il en faudrait plus, car ces structures permettent d’anticiper et de prévenir l’escalade en utilisant les mécanismes de résolution traditionnelle des conflits, c’est-à-dire la conciliation et la médiation, ce qui permet d’éviter la mise en branle du système judiciaire pour aller jusqu’au jugement! Dans ces maisons de justice, les médiateurs, les conciliateurs et les coordinateurs sont des juristes de formation, payés par les ministères nationaux de la Justice. Donc, ce n’est pas une parodie de justice!»

Sputnik France: Parmi vos partenaires financiers, il y a le Bureau de lutte contre les stupéfiants et pour l’application de la Loi (INL), du département d’État américain. Ce Bureau a-t-il demandé à travailler sur l’orpaillage clandestin comme source de financement probable des djihadistes au Sahel?

Nina Tapsoba: «Non, pas à ma connaissance en ce qui concerne spécifiquement l’orpaillage, seulement sur l’aspect des migrations avec l’OIM [Organisation internationale pour les migrations, ndlr], qui aborde cette question régulièrement.»

Sputnik France: Un consortium d’ONG dirigé par Partners Global, en collaboration avec COGINTA, ONG suisse, CECIDE guinéenne et Partners West Africa Sénégal (PWAS) évalue les progrès accomplis. Sur quels critères?

Nina Tapsoba: «Les critères sont, bien sûr, ceux permettant de mesurer l’amélioration de la gouvernance locale, même si chacun des membres du consortium s’occupe d’un aspect en particulier. Par exemple, concernant les “dialogues” et les “caravanes”, CECIDE et COGINTA officient en Guinée. Quant aux formations de police de proximité ou celles pour les préposés à la justice de proximité, c’est le domaine de Partners Global, en liaison avec les ministères en charge de la sécurité et des politiques institutionnelles.

La tâche est ardue, car en plus d’un changement de comportement, il faut aussi obtenir un changement de mentalités. C’est pourquoi nous avons déployé sur le terrain une ancienne commissaire de police camerounaise, Agathe Lelé, qui connaît bien la Guinée et est rompue à la résolution des conflits. Elle siège dans toutes les réunions de cabinet. L’idée étant de ne pas décider à la place des parties, mais de leur donner tous les éléments pour décider par elles-mêmes dans le contexte politique qui est leur est propre.»

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