Plongée dans l'enfer du camp militaire de Soronkoni
- Par Administrateur ANG
- Le 14/05/2020 à 08:04
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TÉMOIGNAGES. Arrêtés avant les élections et arbitrairement enfermés à 600 km de la capitale, de jeunes Guinéens témoignent de la répression aveugle contre les opposants.
« C'était un mardi soir de février, à la veille d'une manifestation du FNDC (Front national de défense de la Constitution, mouvement citoyen opposé à un 3e mandat du président Alpha Condé, NDLR). Il était 22 heures, je venais de rentrer du travail. Il n'y avait pas de courant dans notre quartier. J'étais allé prendre l'air chez un ami boutiquier qui avait l'électricité et un ventilateur
. C'est là que j'ai vu une patrouille de gendarmes et de policiers de la BAC et des compagnies mobiles d'intervention et de sécurité. Il y avait au moins 10 pick-up. Ils ont commencé à entrer dans les quartiers et à embarquer des jeunes le long de la route. C'est comme ça qu'ils m'ont pris. Ils n'ont même pas demandé ma pièce d'identité. » M. Barry, jeune actif diplômé de l'enseignement supérieur, commence ainsi le récit de l'enlèvement dont il a été victime. Un témoignage ponctué de longs silences, au verbe précis, à l'émotion contenue.
Qu'a-t-il fait, que lui reproche-t-on ? Durant quarante-six jours, il n'en saura rien. « C'est un ordre qui vient d'en haut », lâche tout au plus un agent du poste de police où on l'emprisonne le premier soir. Lequel l'intime de « (se) calmer et de patienter », puis lui assure qu'il sera rapidement libéré. Le lendemain, on lui rend ses habits. Mais le soulagement est de courte durée. Avec la trentaine de jeunes raflés eux aussi ce 11 février dans le quartier de Koloma, en banlieue nord de Conakry, il est transféré vers un autre commissariat de la commune de Ratoma, « couché dans un camion pour tromper la vigilance des parents stationnés à l'extérieur ». Le jeudi, vers 18 heures, la cour du bâtiment est investie par des bérets rouges et des véhicules du BSCA (bataillon spécial du commandement en attente). En début de soirée, un convoi formé d'un camion et de deux pick-up quitte la capitale guinéenne.
Des quartiers semblent particulièrement visés
Dans cette période de tensions politiques où un double scrutin (référendaire et législatif) controversé vient d'être reporté, 36 personnes arrêtées arbitrairement sont ainsi déplacées en toute discrétion vers une destination inconnue, la peur au ventre. Leur principal tort : s'être trouvées au mauvais moment au mauvais endroit. Koloma, comme Bambeto, Cosah ou Hamdallaye sont des quartiers de la capitale réputés contestataires et majoritairement peuplés de Peuls, communauté dont est issu le chef de file de l'opposition Cellou Dalein Diallo. On appelle parfois ces territoires « l'axe du mal ». « Le terme est attribué au commandant Moussa Keïta, ex-secrétaire général du CNDD (régime militaire censé assurer la transition politique après la mort du général Lansana Conté en 2008, NDLR) », précise le président de l'Organisation guinéenne des droits de l'homme et du citoyen (OGDH), Abdul Gadiry Diallo.
Un trajet éprouvant en pleine nuit
En partance de Conakry, ce jeudi 13 février, 30 de ces 36 hommes sont entassés dans un camion du BSCA. « On avait faim et soif, certains pleuraient tellement il faisait froid. Moi, j'étais assis, courbé en avant. Un militaire avait posé ses pieds sur mon cou et son PMAK (kalachnikov) était pointé sur mon épaule », poursuit M. Barry. Les véhicules foncent dans la nuit, bringuebalant sur des routes dégradées. Les étapes s'enchaînent. Kindia, Mamou, puis, au matin, Dabola, au cœur du pays. « Tout ce qu'ils nous ont dit pendant le trajet, c'est que, comme on résistait au pouvoir, ils allaient nous emmener à Kidal, au Mali, et qu'on pourrait semer le trouble face aux Touareg », se remémore le jeune homme. C'est finalement à Soronkoni, en périphérie de Kankan, deuxième ville guinéenne à 600 km à l'est du pays, que prend fin la traversée, trois jours après leur arrestation.
40 détenus dans 12 mètres carrés
Les véhicules pénètrent dans un camp militaire contrôlé par des bérets rouges, avec à l'entrée ce panneau : « Accès interdit à tout corps étranger ». Avec quatre autres personnes enlevées à N'Zérékoré et à Boké, ils sont enfermés dans une pièce de 12 mètres carrés. « On nous a envoyé deux bols (plats) de riz. Mais il n'y en avait pas assez pour 40 personnes. Tout le monde n'a pas eu à manger. Ensuite, ils ont fermé la porte et ils ont dit « à demain ». À l'intérieur, il faisait très chaud. Il n'y avait pas d'air, juste deux petits trous dans un mur. Certains suffoquaient, d'autres tombaient. C'est dans ces conditions-là que nous sommes restés », explique M. Barry.
Les camps militaires de sinistre mémoire dans l'histoire politique
« Le camp de Soronkoni était à l'origine une base-vie pour des travailleurs de l'entreprise italienne Salini-Strabag venus construire le tronçon routier Kouroussa-Kankan à la fin des années 1990. Une fois les travaux terminés, le bâtiment a été remis à l'État et c'est devenu un cantonnement militaire.
Mais, dans le passé, en Guinée, les camps militaires ont souvent servi de camps de détention pour les prisonniers politiques. Sous le régime de Sékou Touré (1958-1984), il y avait le camp Alpha Yaya – le plus important avec sa prison baptisée « les 32 marches » –, le camp Boiro, où était internée l'élite politique, le camp El Hadj Oumar en Moyenne-Guinée, le camp Soundiata Keïta en Haute-Guinée… Ces camps sont un des héritages du Parti démocratique de Guinée (PDG) de l'ère Sékou Touré.
Or, après l'avènement du président Alpha Condé en 2010, certaines pratiques ont été remises au goût du jour. On l'a vu en amont des législatives de 2013, avec des opérations de rafles dans les quartiers contestataires de Conakry. Plusieurs dizaines de jeunes avaient alors été internés et avaient subi des sévices et des traitements cruels au camp de Soronkoni. Le ministre de la Sécurité de l'époque, Madifing Diané, était un des hommes forts de la police politique de Sékou Touré. Mais, face au tollé général, et grâce à l'intervention du ministre des Droits de l'homme, Kalifa Gassama Diaby (qui a démissionné le 14 novembre 2018, NDLR), les détenus avaient pu être relaxés », relate le président de l'OGDH, Abdul Gadiry Diallo.
Soronkoni, un nouveau camp Boiro ?
La question fuse à Conakry au cours du mois de mars, alors que des dizaines de familles, écumant les commissariats de la capitale, restent sans nouvelles de leurs enfants ou de leurs frères. Isolés, privés de tout moyen de communication, souvent malades. Ces derniers éprouvent un quotidien rythmé par les corvées d'eau, qu'ils vont puiser dans un forage situé dans l'enceinte du camp, les repas à 7 heures, 15 heures et 18 heures, les allers-retours aux W.-C. escortés par des hommes en armes. La toilette, quant à elle, a lieu toutes les deux à trois semaines. Aucun des témoignages recueillis ou consultés par Le Point Afrique ne mentionne de sévices corporels. Mais les détenus se disent marqués par les privations et les humiliations. « Ils voulaient nous intimider car le quartier d'où on vient s'adonne beaucoup aux manifestations », philosophe M. Barry. Pourtant, aucun d'entre eux ne semble vraiment avoir le profil du militant politique. « À part un vieux boulanger, il n'y avait que de jeunes hommes, qui sont surtout des débrouillards, des motos-taxis, des chauffeurs », appuie M. Barry. Lui-même n'a jamais adhéré à un parti ou à un mouvement politique. Ils ne seront libérés qu'après le double scrutin du 22 mars 2020, et relâchés en pleine nuit au PK36 de Conakry, entre le 25 et le 28 mars. Après avoir passé près de six semaines dans ce camp de Haute-Guinée.
Une répression accrue et aveugle
Menacés par leurs gardes s'ils évoquaient publiquement leur expérience dans le camp de Soronkoni, nombre de ces jeunes détenus se sont toutefois exprimés. L'OGDH, de son côté, a recueilli 19 témoignages. Mais peu sont enclins à porter plainte. Et l'Organisation guinéenne des droits de l'homme et du citoyen concède des « difficultés de recours judiciaire » : « Nous sommes confrontés à l'absence d'un pouvoir judiciaire indépendant capable de dire le droit aux agents de l'État. Quant à nous, organisations de défense des droits de l'homme, nous faisons l'objet du mépris des autorités. Le principe de notre fonctionnement a été acté, mais on nous a toujours mis des bâtons dans les roues », résume Abdul Gadiry Diallo.
Aimé Christophe Koné Labilé, président d'Avocats sans frontière Guinée, fait lui aussi aveu d'impuissance : « Quand on a dénoncé ce qui se passait dans le camp de Soronkoni, on nous a rétorqué qu'il s'agissait d'un camp ordinaire. Nous avons donc demandé à aller constater les faits par nous-mêmes, mais cela nous a été refusé. » Et de dénoncer les obstructions aux droits de la défense des opposants arrêtés ces dernières semaines : « Par exemple, lors des tueries qui se sont produites à N'Zérékoré, en région forestière, peu après les élections, quatre personnes ont été arrêtées et transférées de nuit à Kankan, dans la région voisine de la Haute-Guinée. Or, en matière pénale, la juridiction compétente pour instruire était le tribunal de première instance de N'Zérékoré. Nous sommes allés voir le procureur pour l'informer du déplacement de ces personnes. On nous a laissé entendre que cette décision avait été prise en haut lieu. Nous avons sollicité une autorisation de déplacement, en raison de la crise sanitaire du coronavirus, pour aller assister ces détenus à Kanka, mais nous attendons la réponse depuis plus de trois semaines. » Des constats préoccupants dans un contexte où les arrestations de membres du FNDC se multiplient. Des interpellations, « qu'on assimile parfois à des kidnappings, avec des agents qui interviennent cagoulés, sans mandat, sans énoncer les infractions commises, alors que l'État est en principe doté de tous les moyens de procéder à des interpellations en bonne et due forme », regrette Abdul Gadiry Diallo.
Alors que les élections se sont soldées par un oui massif (plus de 90 % des voix) à la nouvelle Constitution et par une écrasante victoire du parti au pouvoir, le Rassemblement du peuple de Guinée-Arc-en-ciel, aux législatives (79 sièges acquis sur 114), « il y a une volonté manifeste de faire taire toute voix discordante et de donner l'impression que la contestation vient de certaines communautés en particulier », ajoute le président de l'OGDH. Lequel craint un « scénario à la burundaise ». Avec, au-delà du passage en force vers le 3e mandat du président Alpha Condé, « la tentation de pousser les organisations de la société civile au silence ».
Par Agnès Faivre
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