Petits poucets de Guinée
- Par Administrateur ANG
- Le 31/05/2018 à 23:04
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M est angoissé à cause des messages qui passent sur WhatsApp, avec C on alerte en effet, des mineurs, une dizaine en ce moment, sont en prison à Montpellier, l’avocate dit c’est le Procureur qui porte plainte, comme on voulait comprendre on a essayé de recomposer et ça donnait : une fois les gamins protégés dans le département 34, la juge intervient, jusque là tout va bien, selon ce que lui a dit la Police aux Frontières des papiers de naissance, jugements supplétifs quand il est question de Guinée...
et il est souvent question de Guinée, la juge juge les papiers faux et tout déraille, le gamin protégé par le département ne l’est plus mais ça déraille plus grave, on prend les empreintes du gamin, accusé de fraude documentaire, on les voit, ses empreintes, en Espagne, on les voit dans le fichier EURODAC, là dessus il est majeur, confirmation, on lui reproche les euros mangés, un policier qui fait du zèle lui reproche en comptant avec sa calculette ce qu’il a mangé avant qu’on décide qu’il n’est pas ou plus mineur à cause de l’encre du cachet du ministère des affaires étrangères à Conakry, l’encre n’était pas assez bleue donc tu es majeur, tu as mangé 250 euros par jour, tu es resté un mois et compte un peu, compte le policier, 30 fois 250, c’est ce que tu vas payer, comparution immédiate, OQTF, 6 mois ferme suivis des jours de rétention, des dizaines et des dizaines, 90, après quoi ce sera la Guinée, et bien sûr en prime l’amende, 250 fois 30, on a terriblement besoin d’avocats et d’enquêtes, M s’inquiète, il a 15 ans, il vient de passer, on l’a félicité et il a tout raconté, il a les noms de ville et le long parcours, le parcours bouillant dessiné dans sa tête, la journée il dessine dans sa tête et sur la papier, il dit que les rêves font mal et qu’il arrête aujourd’hui le Ramadan, il est trop fatigué, si Dieu l’a sauvé c’est pas pour que, Dieu l’a sauvé mais il ne peut pas dire le reste, mes pieds brûlaient comme si on les avait fait cuire, quand les corps tombent tu peux pas t’arrêter, tu peux porter personne et personne peut te porter, les un mètre ou deux mètres de vagues noires et les machettes des Marocains et les récits qui te conduisent comme les petits cailloux, les petits récits sont casse gueule et les cailloux parfois des miettes de pain que les oiseaux ont picorées, parlons du récit de la majorité en Espagne, le récit qui t’enferme en prison à Strasbourg Montpellier Bayonne et Lyon, si on réfléchit mais on ne réfléchit pas tout de suite, certes de Ceuta, si tu es mineur, on ne te fera pas passer, mais une fois à Tarifa ou Motril ou Madrid ou Valence si tu passes pas par Ceuta, et franchement tu passes pas souvent par Ceuta, plutôt vers Nador ou Tanger, quel intérêt aurait l’Espagne à garder tous les petits poucets, à les garder jusqu’en leur vrai temps de majorité, c’est pourtant le récit qui circule mais, après tout, on ose : si l’Espagne voulait te soigner et nourrir et t’éduquer ce ne serait pas une catastrophe, ça ? On dit ça, à la pointe d’une hésitation, c’est pas que tu pourras pas quitter, qui sait mieux que toi qu’on peut toujours quitter, on peut passer alors que l’Algérie protège sa frontière de fossés profonds de 7 mètres, les gars là-dedans ont le dos cassé, parfois rampent et s’agrippent à la terre de la fosse, c’est plus souvent les vieux qui tombent, vieux de 25 ans au moins, on peut passer par les forêts et les grillages, les prendre d’assaut, on est pas fou on va là où il y a deux grillages et pas trois, les Camerounais qui sont un peu fous vont aux trois grillages de Melilla mais pas nous la Guinée, on passe les petits en premiers pour attendrir les Marocains si quelque chose peut attendrir les Marocains, ils sont quand même moins pires que les Algériens qui eux se cachent la bouche quand ils voient un noir, ils croient qu’on est tout sales, revenons à l’Espagne, je dis, fatiguée de ne pas savoir expliquer les peurs épidermiques, les relations entre Afrique et Afrique, fatiguée de toujours dire : ce n’est pas que ça, l’Algérie, revenons alors à l’Espagne : et si on donnait de meilleures informations, si on disait qu’on ne risque que d’être protégés si on se dit mineur en Espagne et encore, toujours possible de se sauver, vous le savez bien, vous autres, qu’il est toujours possible de se sauver, tu vas le dire aux copains, hésitation, quand même dis-leur que des enfants sont en prison, A va y faire ses 16 ans, un truc d’ici les anniversaires, oui mais avoir 16 ans dans les quartiers adultes de la maison d’arrêt de Sète, tu crois que ça vaut mieux que l’Espagne et le risque d’être protégé, en Espagne je dessinais dans le camp, moi dit l’autre M, 45 jours de rétention à Madrid, obligé de demander l’asile sinon on m’a dit : c’est direct la Guinée. On te croyait majeur. On croyait majeur des petits de douze ans, petits comme ça ils disent je suis né en 1997. On croyait. Encore une raison pour ne pas craindre l’Espagne, on ne veut pas absolument y garder tous les petits garçons poucets. On a trouvé la carte de France par départements, c’est un cours de géographie, Le Puy de Dôme dit l’autre M, celui qui a six mois de plus et en sait plus puisqu’il a été évalué deux fois et n’est toujours pas protégé, Clermont et quelque chose derrière, on dit que c’est bon, il faut éviter Auxerre mais tu peux essayer Nantes, en ce moment c’est saturé, avant Poitiers c’était pas mal, ou bien le Jura et tout ça qui est très bon Rodez Agen mais ils répartissent ils font eux mêmes l’évaluation c’est une évaluation douce avec des vraies questions mais ils répartissent, le Cantal c’est le pire, ils prennent personne, oublie Auch et Tarbes, avant ils faisaient tout doucement maintenant ils payent des gens qui te font les interrogatoires, les gens sont payés pour les interrogatoires, les interrogatoires recommencent tous les jours, si tu dis un nom écorché t’es pas mineur, si t’as des contacts dans ton téléphone t’es pas mineur, si t’as des baskets, si tu dis je suis rentré le 18 mai pas le 19 après que tu as dit je suis rentré le 19, ils disent : « tu nous arnaques, tu veux nous arnaquer et manger tous les euros du département ». Lille, c’est bien mais on n’est pas logés, Paris trop difficile, évite Auch, évite partout où ils payent des gens pour les interrogatoires, dit le plus grand M au petit M et on fait une stratégie, dans ce département où ils prennent pas tes empreintes, méfie-toi quand même car d’une ils peuvent toujours changer de politique, ça leur prend comme ça et de deux ils peuvent te répartir alors si on te dit où que ce soit : « chez nous c’est comme ça, spécial, d’abord tu vas voir la Police aux Frontières et tu reviens, c’est une formalité et sans cette formalité tu ne seras jamais protégé », si on te dit ça tu dis : « je vais appeler l’avocat ou je vais appeler la Cimade, je ne demande pas l’asile et je n’ai pas commis de délit » et si on te dit : « c’est comme ça ou tu vas dehors », eh bien tu vas dehors, le plus vite possible, tu le sais bien, toi, qu’on peut toujours se sauver. Mont de Marsan, dit le plus grand M dont j’aimerais dire le prénom par tendresse, Mont de Marsan, un pote s’est présenté à la police, il a dit je suis mineur, le policier a dit : « trop c’est trop, tu vas dormir ici, il n’y a pas de place au foyer de l’enfance », et le lendemain le pote a dit encore : « je suis mineur », le policier a appelé le foyer de l’enfance qui a dit : « il n’y a pas de place et quand c’est trop, c’est trop ». M le plus grand encourage le plus petit, c’est pas que sa situation soit plus brillante et de tous les deux M je voudrais prononcer les prénoms et j’aurais voulu, par tendresse, faire une photo de quand ils ont dormi ensemble, ils font Ramadan, il faut donc dormir dans la journée, on n’y arrive pas très bien, les images qu’on ne peut pas dire, le poids très grand sur la poitrine, comme un égorgement, 10 jours de Ramadan mais je me rattraperai, parce que Dieu m’a sauvé, quand on dormait dans le chantier à Alger, la police est venu, a envoyé tout le monde au désert, dans le Niger avec de petits biscuits, moi ils m’ont pas vu, j’étais caché, j’ai perdu le grand, j’ai perdu un grand, un grand laissé, le grand que j’ai laissé, un frère ou le frère, un frère, explique bien, s’ils te font les interrogatoires compliqués, ce qu’est un frère quand tu dis « un », un frère ou le frère, le grand, il y a ce qu’on ne peut pas dire et tous les petits dorment dans le Ramadan, les 10 jours qu’ils se sont fixés du Ramadan, tous les petits aperçoivent en dormant, entre leurs cils, des masses d’eau d’un côté, des machettes arabes de l’autre, on ne peut pas dire, ce qu’on peut dire encore moins c’est qui on a perdu, on n’avait pas l’argent pour deux gilets de sauvetage, mon frère en a pris un rien que pour moi, on n’avait pas l’argent pour deux passages, j’ai laissé le frère au Maroc, j’ai laissé, j'ai perdu, le grand, je voudrais dire les noms, les noms de tous ceux qui sont passés et dorment ensemble dans le jour des dix jours qu’ils se sont fixés du Ramadan, quand la Croix Rouge est venu j’ai perdu le grand, je sais pas s’il est rentré, je sais pas s’il est rentré, je voudrais dire les prénoms des grands perdus. Les yeux vides, quand on dit : veux-tu qu’on essaie de le retrouver ?
Par Marie Cosnay
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