La bauxite peut-elle tenir toutes ses promesses ?
- Par Administrateur ANG
- Le 29/01/2018 à 08:01
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L'exploitation de la bauxite est devenue le carburant de l'économie guinéenne, mais les défis pour faire du secteur minier un pilier du développement sont encore nombreux. « En 2010, on ne produisait que 93 000 tonnes de bauxite, 7 % de la réserve internationale. Aujourd'hui, nous sommes en train de devenir le premier producteur mondial. Voilà la réalité. »
Le 13 janvier, alors qu'il célèbre l'indépendance de la Guinée, le président Alpha Condé est très en verve : il se voit déjà champion mondial de la bauxite – un minerai utilisé dans la fabrication de l'aluminium. Signe d'un excès de zèle, en amont des élections locales du 4 février ?
Force est de reconnaître que ce secteur se développe au pas de charge en Guinée. Sixième producteur de bauxite en 2015 (18 millions de tonnes), le pays se classe quatrième en 2016 (27 millions de tonnes), et certainement troisième, voire deuxième, en 2017 – les données sont en train d'être finalisées. Pas de quoi détrôner encore l'Australie (85 millions de tonnes), mais, avec près de 50 millions de tonnes exportées en 2017, la Guinée double le Brésil et peut-être la Chine, pour figurer dans le trio de tête des producteurs mondiaux.
Main basse sur la bauxite guinéenne
Faire du secteur minier un pilier du développement économique est une ambition nationale depuis l'arrivée au pouvoir d'Alpha Condé, en 2010. Après la déconvenue dans le fer, qui se solde en 2016 par le retrait définitif de l'anglo-australien Rio Tinto du méga-gisement de Simandou, tous les espoirs se tournent alors vers la bauxite. Signe encourageant, la demande d'aluminium semble solide. Portée par la construction, les infrastructures ou l'automobile, elle est estimée à environ 5 % de hausse annuelle.
Mais surtout, la Chine, qui assure plus de la moitié de la production mondiale d'aluminium, se cherche de nouveaux fournisseurs depuis que l'Indonésie, en 2014, puis la Malaisie, en 2016, ont cessé d'y exporter leur bauxite. Une fenêtre de tir idéale. La Société minière de Boké (SMB) s'y engouffre aussitôt, et ne lésine pas sur les moyens. Près de 1,5 milliard de dollars sont investis dans des chantiers titanesques (ports fluviaux, ponts, routes). En deux ans d'activité, ce consortium guinéo-sino-singapourien devient le numéro un mondial de l'exportation de bauxite, avec 31 millions de tonnes expédiées en 2017 vers le marché chinois.
« Le climat des affaires s'est amélioré »
Demain, dans la région de Boké, au nord-ouest de Conakry, d'autres commenceront à extraire cette roche rose-rouge qui affleure parfois : les chinois Chinalco et China Henan International Cooperation Group, l'emirati GAC (Guinea Aluminia Corporation) – qui a confié l'exploitation de sa mine au français Bouygues en juillet 2017 –, le britannique Alufer ou encore l'Aaustralien AMC (Alliance Mining Commodities). 6,5 milliards de dollars devraient être investis dans la production de bauxite, d'alumine et dans les infrastructures ces trois prochaines années, selon le rapport de décembre 2017 du FMI. Ce qui ces miniers à miser en Guinée ? L'appétit des raffineries chinoises, la qualité de la bauxite – avec une teneur en alumine de plus de 60 % dans certaines zones, c'est une des meilleures au monde –, mais aussi les réformes institutionnelles mises en œuvre depuis 2010.
« Le climat des affaires s'est amélioré, avec une plus grande ouverture sur le monde, la mise en place d'un guichet unique qui favorise l'installation des sociétés en Guinée et une fiscalité plus avantageuse pour les promoteurs en phase de projet », note Aïssata S. Beavogui, directrice générale de GAC, filiale d'Emirates Global Aluminium. Chez Alliance minière responsable (AMR), junior française qui a signé un contrat d'amodiation avec la SMB, le directeur général adjoint Thibault Launay apprécie, quant à lui, le « renouvellement de la classe politique et les échanges devenus plus fluides avec les jeunes cadres des ministères ».
Vers une transformation des matières premières en alumine…
De fait, la Guinée progresse dans le classement Doing Business de la Banque mondiale, qui mesure l'environnement des affaires. Elle se classe 153e sur 189 pays dans l'édition 2018 (163e en 2017). Récemment, elle a même annoncé des projets d'industrialisation. Le géant de l'aluminium russe Rusal, d'abord, doit rouvrir en avril l'usine de transformation d'alumine – matière intermédiaire dans la fabrication d'aluminium – de Fria. Tout un symbole. Première raffinerie d'Afrique de l'Ouest construite en 1957 par Pechiney, puis rachetée et relancée par Rusal en 2006, elle a dû fermer en 2012 à l'issue d'un mouvement de grève. La production initiale est fixée à 650 000 tonnes d'alumine par an.
En décembre, c'est la SMB qui a annoncé un investissement de 3 milliards de dollars en vue de bâtir une raffinerie d'alumine et une ligne de chemin de fer de 120 km. La source d'approvisionnement en énergie – qui conditionne la capacité de production de l'usine prévue pour 2022 – est à l'étude. « Construire une usine d'alumine est un défi technique et financier », résume Frédéric Bouzigues, directeur général de la Société minière de Boké. Si le consortium a sauté le pas, c'est parce qu'« il y a une demande du gouvernement, qui s'est montré rassurant, et un bon timing, avec la Chine qui est en train de réduire la voilure en termes de transformation de la bauxite, en raison de la mise en conformité environnementale de certaines de ses usines », ajoute-t-il. 10 000 emplois pourraient être créés durant la phase de construction.
… et en aluminium
Plus surprenant, le projet du groupe chinois TBEA, dévoilé début janvier par le ministère des Mines et de la Géologie, prévoit la réalisation d'une usine d'alumine et d'une fonderie d'aluminium, pour un coût de 2,89 milliards de dollars. Surprenant, car le raffinage de l'aluminium nécessite une logistique et des infrastructures énergétiques autrement plus coûteuses que la production d'alumine. Le groupe chinois, côté à la Bourse de Shanghaï, entend importer une centrale thermique de 75 MW, et construire un barrage hydroélectrique de 300 MW. La pose de la première pierre, sur le site d'Amaria, à Dubréka (à 30 km de Conakry), a eu lieu le 19 janvier. La fonderie d'aluminium devrait voir le jour en 2025.
Un processus d'industrialisation « très complexe »
« Le fait que ces sociétés s'orientent vers la transformation est une bonne chose, en termes de création de valeur ajoutée et de hausse des revenus fiscaux, d'emplois ou de transferts de technologie. Mais encore faut-il que ces entreprises respectent leurs engagements. Par le passé, on a vu capoter plusieurs projets de raffinerie », réagit Amadou Bah, directeur exécutif de l'ONG Action mines Guinée. Au moins huit projets d'usines d'alumine ou d'aluminium figurent dans les conventions minières négociées entre l'État et les sociétés minières étrangères. Las, ils tardent à se mettre en place.
« Nous encourageons pourtant ces sociétés à aller vers l'industrie », plaide Ibrahima Kassory Fofana, ministre d'État à la présidence de la République chargé des investissements et des partenariats public-privé. Rappelons que la bauxite brute rapporte à la Guinée jusqu'à 10 dollars la tonne, alors que l'alumine se vend à 380 dollars et l'aluminium à 2 200 dollars la tonne selon les cours de janvier. Mais « l'industrialisation minière est très complexe. Le coût des facteurs économiques n'est pas favorable, le capital humain est insuffisant et l'énergie n'est pas encore disponible », ajoute-t-il.
Malgré un potentiel énergétique de 6 000 MW, la Guinée a une puissance installée de 400 MW. Pas de quoi couvrir les besoins nationaux, et encore moins soutenir une activité industrielle.
Encore des obstacles pour les investisseurs
« L'attractivité en matière d'investissements directs étrangers reste encore assez faible, malgré les efforts de la Guinée en matière de transparence et la refonte du code minier en 2011 », estime quant à lui Akoumba Diallo, journaliste et membre de l'ITIE (Initiative pour la transparence dans l'industrie extractive). Et de citer, parmi les risques qui peuvent rebuter certaines compagnies, « la situation politique avec des manifestations qui se soldent parfois par des morts d'hommes » ou la dette intérieure de l'État « qui étouffe les entreprises locales dirigées par des Guinéens ». Autant de facteurs qui peuvent créer des biais de sélection. Aux yeux d'Akoumba Diallo, ceux qui misent aujourd'hui sur la bauxite guinéenne ne sont donc pas toujours « les plus vertueux », qu'il s'agisse de gouvernance ou de transfert de compétences. Une critique à peine voilée des entreprises chinoises, de plus en plus présentes en Guinée.
Risques de la dépendance aux matières premières
La multiplication de projets dans un même secteur n'est par ailleurs pas sans risques. Se pose d'abord la question de ce que l'économiste des matières premières Yves Jegourel, maître de conférences à l'université de Bordeaux et directeur adjoint de CyclOpe, qualifie d'« intégration verticale ». « L'enjeu pour un exportateur de matières premières consiste à développer un modèle économique dans lequel il ne dépend pas de ces matières premières. Or, quand on transforme de la bauxite en alumine ou en aluminium, le rapport de dépendance à la matière première évolue, mais il ne disparaît pas », rappelle-t-il.
Et, si la hausse des revenus générés par l'exportation ou la transformation de bauxite est, selon lui, « une bonne nouvelle à court terme », il convient de rester vigilant : « Si un syndrome hollandais survient (selon lequel l'abondance de ressources naturelles peut affecter la croissance à long terme, NDLR), des mécanismes de protection auront-ils été mis en place ? L'action budgétaire aura-t-elle une forme de continuité sachant que le prix de la bauxite et a priori de l'alumine peuvent être variables ? » Que se passera-t-il donc si les cours de l'alumine ou de l'aluminium chutent, comme cela a été le cas pour le fer ?
L'enjeu de la diversification économique
Conscient de ces risques, le gouvernement guinéen assure vouloir réinvestir les revenus miniers (près d'un quart du budget de l'État) dans d'autres secteurs. Et en priorité dans le secteur agricole. « Un potentiel énorme », selon Olivier Buyoya, représentant résidant de la Banque mondiale à Conakry. « Il emploie environ 70 % de la main-d'œuvre du pays (un taux réduit à 3 % pour le secteur minier, selon le FMI, NDLR) et constitue la principale source de revenus de 57 % des foyers en zone rurale. La Guinée abrite 6,2 millions d'hectares de terres arables, dont à peine 25 % sont cultivées », justifie-t-il.
En décembre, le budget 2018 de l'agriculture a pourtant été rogné de 30 %. Faut-il en déduire que la stratégie de diversification économique a du plomb dans l'aile ? Yves Jegourel invite à la prudence : « Il est trop tôt pour voir les retombées. Le concept de développement économique, bien plus fondamental pour un pays que celui de croissance, s'inscrit dans le long terme. »
En Guinée, la croissance économique – portée par le secteur minier – est attendue à 6,7 % en 2017. Un résultat certes enviable, mais qui ne dissipe pas pour autant l'impatience des populations. Dans la région de Boké, où est extraite la bauxite, les manifestations pour l'accès à l'électricité, à l'eau et à l'emploi sont devenues récurrentes, causant la mort d'au moins trois personnes en 2017. Le pari sur cet or rouge, décidément, est aussi prometteur que risqué.
Une analyse d'Agnès Faivre
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