Traduction : « Ne parle pas d'un sujet – le corps de la femme – qui ne te concerne pas. » Cela n'a pas pour autant empêché ce jeune homme volontaire et engagé depuis sa plus tendre enfance de s'attaquer à l'un des tabous les plus persistants. Mais voilà qu'en Guinée, alors que les campagnes de sensibilisation se suivent depuis des décennies, la prévalence des MGF (mutilations génitales fémininies) est toujours aussi forte. 97 % des femmes âgées de 15 à 49 ans ont subi une mutilation rituelle du sexe féminin par l'ablation totale ou partielle du clitoris, parfois accompagnée de celle des petites lèvres et de la ligature des grandes lèvres. Des pratiques qui font de ce pays d'Afrique de l'Ouest le second dans le monde après la Somalie et l'Égypte, où elle est toujours pratiquée à plus de 96 % puisque les MGF remontent au temps des pharaons, qui entendaient « purifier » les femmes de la tentation sexuelle pendant qu'ils partaient pour de longues expéditions.
Qu'importe, la parole se libère aussi bien chez les femmes que chez les hommes. Pour venir en aide à sa mère, Madeleine Tolno, dite Tante Mado, sage-femme et première grande activiste des droits des femmes en Guinée, Fara a abandonné son métier d'ingénieur en eaux et forêts pour se consacrer à l'action sur le terrain depuis cinq ans. Régulièrement traqué et accusé d'être un « traître », il a pris la tête de l'ONG d'Accompagnement des forces d'actions sociocommunautaires (AFASCO) au péril de sa vie.
À ses côtés ce lundi matin dans les locaux de l'organisation Plan, Finda Iffono, 35 ans. Cette maman de deux jeunes enfants, chrétienne, est ce qu'on nommerait communément une victime de l'excision. Petites tresses fines remontées sur la tête, son regard dit tout du combat qu'elle mène durement au sein même de sa famille. Après des études de juriste, cette femme au sourire chaleureux a décidé de travailler pour un organisme d'envergure internationale, elle postule chez Plan pour la Guinée. Aujourd'hui, elle dirige le programme « Sauvons les filles de l'excision » qui accompagne 1 040 filles dans les rites de passage sans l'excision.
La prise de parole chez chacun des acteurs, particulièrement chez les hommes, a le mérite d'abattre l'un des derniers tabous : la sexualité dans les couples. Finda et Djiba se sont confiés au Point Afrique.
Le Point Afrique : comment s'y prend-on pour combattre l'excision dans sa propre famille ?
Finda Iffono : Vous devez savoir que l'excision est un problème de norme sociale. Quand on veut lutter contre ce fléau à plus grande échelle, en même temps, il faut le faire dans sa propre famille. Donc il faut sensibiliser les parents sur les conséquences physiques de l'excision. Nous utilisons plusieurs leviers pour faire comprendre aux familles que l'excision n'est ni prescrite par la loi, ni partie intégrante d'une quelconque identité et qu'aucun texte religieux ne prescrit la pratique [qui a d'ailleurs précédé l'apparition des grandes religions monothéistes, NDLR]. Nous avons parcouru un long chemin, mais il reste encore beaucoup à faire.
Comment expliquez-vous cette prévalence dans les familles chrétiennes comme la vôtre....
Finda Iffono : La prévalence des MGF est tout aussi persistante dans les familles chrétiennes (il y a 10 % de chrétiens en Guinée, NDLR) que dans les familles musulmanes ou animistes, car l'excision est surtout une question culturelle. Qu'on soit musulman ou chrétien, c'est d'abord la norme sociétale. C'est la coutume qui le demande. Donc c'est cette coutume qui prévaut, sauf chez les protestants, qui ont la connaissance de la Bible. Ils savent en général que ce n'est écrit nulle part dans les écritures bibliques donc ils sont souvent contre et ne pratiquent pas les MGF.
Que dit de la sociologie guinéenne la prévalence des MGF dans le pays malgré les campagnes de sensibilisation ?
Fara Djiba Kamano : Je crois que les études récentes font montre de beaucoup de chiffres sur la prévalence des MGF. La toute dernière étude révèle que 97 % des femmes en Guinée âgées de 15 à 49 ans sont excisées, donc je crois qu'aujourd'hui toutes les planifications et toutes actions le sont autour de cette note qui date de 2012. Pour certaines communautés, pratiquer l'excision permet de perpétuer une tradition et de protéger une identité culturelle. L'excision est par exemple parfois associée à des rites de passage à l'âge adulte.
Pourtant, les générations ont changé, les populations sont plus jeunes. Quelles sont les croyances invoquées par ceux qui pratiquent ou acceptent encore que leurs enfants subissent des MGF ?
Fara Djiba Kamano : La société a évolué et la prévalence aussi. Disons que par rapport à la dernière étude de 2005, il y a eu des avancées. Sauf que quand on analyse bien au niveau sociétal, vous trouverez qu'il y a un problème entre ce qui est dit et ce qui est fait au niveau des individus. Il y a une sorte de pression de la communauté sur l'individu. L'excision est une norme sociale : si je ne le fais pas, il y aura des sanctions. Si la pression sociale est trop forte, je peux être agité dans ma prise de décision ou, par négligence, je peux laisser ma fille aller à l'excision, donc le problème, c'est comment résister à la pression sociale. Si on ne prend pas en compte cette réalité, on va continuer a faire des campagnes qui ne toucheront pas les gens. Il faut travailler avec tout le monde pour que l'individu déclare ses attentes individuelles. Mais il faut rendre sa décision publique, parce qu'en fait, l'un des problèmes majeurs est qu'on ne demande pas à l'autre ce qu'il veut, on suppose qu'il veut la même chose que nous, donc je crois que si les attentes individuelles sont exposées, les gens vont se dire : si mon voisin ne veut pas, et si moi je ne veux pas, nous sommes en nombre, du coup on pourra arrêter. Tant qu'on ne témoigne pas, les gens vont continuer à penser que c'est ce que la communauté attend d'eux.
Quelles peuvent être aujourd'hui les sanctions, les moyens de pression de la société sur les individus ?
Fara Djiba Kamano : La première sanction sociale : c'est la mise en quarantaine. On t'exclut de la communauté. On a vu des gens se faire expulser de la communauté parce qu'ils ont refusé de faire exciser leurs filles. Ils ont été persécutés pas les autres membres, parce qu'ils n'ont pas respecté la norme sociale. Et comme les gens s'identifient à partir de cette norme, tu ne peux plus aller avec les autres membres de la communauté. Vous savez qu'en Afrique, sans entraide sociale, c'est comme si vous n'existiez plus. Aujourd'hui, il est évident que pour lever ces sanctions, il doit y avoir une prise de conscience collective depuis l'intérieur des communautés.
Quelles sont vos stratégies face aux exciseuses, qui non seulement sont rarement punies, mais ne perdent pas non plus de leur influence au sein de leur communauté…
Finda Iffono : Il ne s'agit plus d'incriminer ces dernières, parce qu'à un moment, c'est ce qu'on a fait, mais ça ne marche pas. Notre stratégie est de les former sur les trois axes que j'ai cités plus haut. Quand elles sont formées, en général, elles adhèrent et elles gardent leur légitimité dans la transmission des valeurs liées à l'excision sans l'acte physique. Nous travaillons beaucoup avec les exciseuses pour réduire considérablement l'offre. Si les parents ne trouvent plus d'exciseuse, il n'y aura plus de problème.
Quels types de valeurs peuvent-elles alors transmettre ?
Finda Iffono : Vous savez que les valeurs de l'excision participent à l'éducation de la jeune fille en Afrique. Jusqu'à présent, les exciseuses avaient le rôle d'eduquer les filles, de leur apprendre comment devenir des femmes au sein de leur communauté, comment vivre en ménage, comprendre la reproduction et tous ses ressorts, le respect des aînés qu'elles incarnent, etc. Ce sont des valeurs positives de l'excision qu'on doit maintenir.
Comment acceptent-elles le fait de ne plus être celles qui décident de la bonne éducation des jeunes filles ?
Finda Iffono : Elles acceptent bien cette situation en général. Mais il faut avant leur faire comprendre que l'excision a plus d'inconvénients parce que souvent elles le font par ignorance en voulant conserver la tradition, mais quelque part elles ne sont pas informées de tous ces dangers. Quand elles le sont, elles prennent conscience qu'avec l'évolution elles ne peuvent plus continuer. C'est un long processus, qui prend du temps. Il faut que les gens sachent qu'il y a encore beaucoup à faire et que chacun peut y participer, car maintenant chacun sait que c'est une violence.
Et les marabouts, quel rôle jouent-ils dans cette chaîne, entre les exciseuses, les communautés, etc. ? Sont-ils aussi poursuivis ?
Finda Iffono : Au-delà de l'acte de couper, il y a tout un mythe autour de l'excision. On ne peut pas tout dire. Mais comprenez que les marabouts en tant que religieux musulmans ont un rôle à jouer sur tous les axes. Ils ont une grande influence sur les fidèles et peuvent convaincre beaucoup plus de personnes. Le marabout, dans certains pays comme la Guinée, travaille avec l'exciseuse, et nous avons constaté que lorsque ces deux personnes sont convaincues au même moment qu'il faut arrêter ces pratiques, ça peut faire avancer la cause beaucoup plus rapidement.
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Comment vous êtes-vous emparé du sujet de l'excision, qui est tabou pour les hommes en Afrique ?
Fara Djiba Kamano : Peut-être que c'est la visibilité par rapport aux jeunes et par rapport à l'engagement des hommes qui n'est pas un sujet pour beaucoup. Il faut rappeler que dans nos communautés, il n'est pas permis à un homme de parler de la femme, c'est interdit. Ceux qui mènent ce combat le font au prix de leur vie. Si tu es dans une communauté et que tu commences à parler de la femme, il faut savoir que tu as 20 % de chance de sortir vivant de cette affaire. Car les gens vont commencer à t'accuser de t'attaquer à la femme, ils vont te dire que tu exposes la femme, tout le monde a peur, et ça, c'est un problème crucial. Pourtant, l'implication de l'homme est fondamentale dans ce sujet parce qu'il est au cœur de l'action : les études ont montré que c'est l'homme qui finance la cérémonie, même si de par sa négligence il ne demande pas ce qui s'y passe.
Comment s'explique cette démission des hommes, quelles en sont les conséquences ?
Fara Djiba Kamano : C'est la pression de la communauté qui fait que l'homme a démissionné de ce domaine, et cette démission a été visible à tout point de vue. Dans la recherche de la solution on dit aussi d'écarter l'homme. Alors que l'homme est le chef de la famille. De par sa responsabilité dans une société patriarcale, c'est lui qui doit préparer l'avenir de ses enfants. L'homme doit donc regarder l'environnement dans lequel il envoie ses enfants à l'excision, il doit connaître les risques ; ne pas le faire, c'est déjà une démission parentale.
Le second élément est qu'en général l'homme ne connaît pas les conséquences de l'excision. C'est ce qui fait que de nombreuses relations de couple sont vouées à l'échec. Car la première conséquence qui doit préoccuper l'homme sur l'excision est de savoir qu'elle est faite pour diminuer la sensibilité sexuelle naturelle de la femme, or l'homme, lui, a été souvent circoncis, donc on a augmenté sa sensibilité, mais il a besoin de la sensibilité de la femme. En fait, ce sont finalement deux personnes à qui on donne des injonctions complètement opposées. Et on leur dit de vivre ensemble et de vivre heureux, deux éléments contraires. La sexualité du couple est bien l'un des derniers tabous en Guinée, c'est un déséquilibre total.
Est-ce que sur le plan local ce changement de paradigme a des chances de réussir ?
Fara Djiba Kamano : Elle a des chances de réussir si les hommes prennent part au débat. Car pour justifier l'excision, on met l'homme au centre, en disant que c'est pour son honneur, mais on ne veut pas qu'il intervienne dans la prise de décision. Si on doit mettre fin à cela, l'homme doit être au cœur de tout le processus. Car si les hommes prenaient conscience des risques de l'excision, aucun ne laisserait sa fille aller à l'excision. Il faut qu'on dise la vérité aux gens, il faut une pédagogie éducative et structurelle.
Comment donner le pouvoir décisionnaire aux pères et aux fils sans que les sœurs, les tantes, les cousines ne se sentent humiliées ?
Fara Djiba Kamano : Quand je prends la décision que ma fille ne soit pas excisée, voici ce que je dois faire : je fais un conseil de famille durant lequel je donne mon point de vue, mais mon témoignage doit être sincère. Il faut prendre le temps d'expliquer. Il faut que ce discours soit honnête. Et ensuite il faut appeler les sœurs, les tantes, les mères, et leur expliquer afin d'éliminer toutes les possibilités de pression. On le voit très bien, les gens pris individuellement ne veulent pas, mais ils cèdent. C'est ce que j'appelle les attentes individuelles, il faut les rendre publiques.
Quels pourraient être les rites alternatifs à l'excision ? Expliquez-nous, car on a du mal à comprendre.
Finda Iffono : Nous avons compris qu'il fallait maintenir des valeurs positives. Notre stratégie vise en partie à identifier les filles non excisées qui vont passer des sessions d'initiation qu'on appelle rites de passage, en intégrant des anciennes exciseuses qu'on a requalifiées pour transmettre ces valeurs traditionnelles qu'elles avaient l'habitude de transmettre dans les forêts de l'excision. Ces sessions durent entre une semaine et dix jours dans la forêt ou les salles de classe pour enseigner le respect, les valeurs culturelles, la santé de la reproduction. C'est une approche qui marche bien, dans un pays comme la Guinée, il faut penser aux mesures alternatives et non pas seulement passer par la loi.
Propos recueillis par Viviane Forson