En Guinée, un massacre sans procès
- Par Administrateur ANG
- Le 19/10/2018 à 07:23
- 0 commentaire
Le 28 septembre 2009, la junte au pouvoir tuait au moins 157 manifestants à Conakry. Douze personnes ont été inculpées, mais nul ne sait encore quand elles seront jugées. Le tribunal de première instance du quartier de Dixinn, à Conakry, est un capharnaüm en ruine.
Les dossiers judiciaires, jetés en vrac dans des sacs-poubelles, s’amoncellent dans les couloirs sombres encombrés par une douzaine de motos poussiéreuses saisies par la justice on ne sait plus quand. Elles s’entassent jusque dans la principale et minuscule salle d’audience, étuve exiguë en cette fin de saison des pluies. « C’est un poulailler, pas un tribunal », ironise un avocat. Miroir d’une justice guinéenne en décrépitude ?
Si l’organisation du procès, historique et hautement sensible, du massacre commis le 28 septembre 2009 à Conakry par des forces de sécurité guinéennes dépend de l’état des locaux de ce tribunal, celui territorialement compétent pour juger l’affaire, ce n’est pas demain qu’il sera fait justice aux victimes : 157 morts, au moins 80 disparus, des dizaines de blessés graves, une centaine de femmes violées dans un stade lors de la répression sauvage d’une manifestation organisée par l’opposition au temps de la junte de Moussa Dadis Camara (2008-2009).
« Crimes contre l’humanité »
La question du lieu pour organiser un tel procès, inédit en Guinée, est devenue centrale et pourrait fournir un prétexte aux autorités pour continuer de traîner les pieds. Au Sénégal, la même raison avait permis au président Abdoulaye Wade (2000-2012) de retarder le procès de l’ex-dictateur tchadien Hissène Habré de plusieurs années. « En tout cas, ce ne sera pas à Dixinn », rigole un avocat en désignant les épaves de voitures parquées dans la cour du bâtiment qui, de surcroît, n’est pas propriété de l’Etat mais d’un particulier qui menace régulièrement de récupérer son bien.
Neuf ans après la tragédie, la perspective d’un tel procès n’a jamais été aussi proche, mais rien ne dit qu’il se tiendra en 2019, comme le souhaitent les victimes et leurs avocats. Une étape fondamentale a été franchie avec la clôture du dossier d’instruction, fin 2017, soldée par l’inculpation de douze personnes. Parmi elles figurent Moussa Dadis Camara, son ancien aide de camp Aboubacar Sidiké Diakité, dit « Toumba », ainsi que le colonel de gendarmerie Moussa Tiegboro Camara et l’actuel responsable de la sécurité présidentielle, Claude Pivi.
Il s’agit d’une première dans ce pays marqué par une longue histoire de violences politiques placées sous le signe de l’impunité, comme le retrace parfaitement l’ouvrage Mémoire collective : une histoire plurielle des violences politiques en Guinée, réalisé par la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH), l’Observatoire guinéen des droits de l’homme (OGDH) et Radio France internationale (RFI). Ce ne fut pas sans mal. « Au début, tout le monde me disait que je perdais mon temps, qu’il n’y aurait jamais de procès », se rappelle Amadou Bah, l’un des avocats des victimes depuis 2011 : « Lorsque Claude Pivi a été convoqué au tribunal, la première fois, il est arrivé avec un bataillon pour intimider les juges. »
En décembre 2009, des enquêteurs des Nations unies estimaient pourtant « raisonnable de conclure que les crimes perpétrés le 28 septembre et les jours suivants [pouvaient] être qualifiés de crimes contre l’humanité ». Des juges d’instruction ont été nommés dans la foulée, mais le dossier n’a été bouclé que huit ans plus tard. « Ça n’avançait que lorsque la Cour pénale internationale se déplaçait à Conakry pour faire pression. Elle est venue une dizaine de fois. Sans oublier le soutien de la FIDH et la détermination des victimes », explique Me Bah.
Examen de conscience
En 2014, la nomination à la tête du ministère de la justice de l’avocat franco-guinéen Cheick Sako, convaincu de la nécessité d’organiser le procès, a également été déterminante. Début 2018, une fois l’instruction close, il a ainsi désigné un comité de pilotage chargé d’organiser le procès et de trouver des financements.
Aux dires des avocats, le dossier d’instruction est loin d’être parfait. Seulement douze personnes ont été inculpées, alors que les victimes se comptent par centaines. Aucune enquête n’a été conduite au sujet des disparus et d’éventuelles fosses communes. « Le chef d’accusation de crimes contre l’humanité n’a pas été retenu, ce qui ferme l’angle d’attaque des parties civiles concernant la chaîne de commandement, qui permet d’engager la responsabilité des dirigeants politiques et militaires de l’époque même s’ils n’ont pas participé directement aux événements », ajoute Me Bah.
Toutefois, ce qui a été accompli était presque inespéré. Mais l’affaire ne sera pas close tant qu’aucun jugement n’aura été rendu. Or la volonté politique affichée par le ministre Cheick Sako n’est pas partagée au plus haut niveau de l’Etat. Pour le président Alpha Condé, « la Guinée ne se résume pas au 28 septembre. Ce procès n’est pas une priorité ». Dans le même entretien accordé fin septembre à TV5, RFI et Le Monde, il avait également renvoyé dans les cordes son ministre de l’unité nationale et de la citoyenneté, qui avait qualifié de « faute morale » le manque d’attention accordé par l’Etat aux victimes. « Cette déclaration n’engage que lui », avait estimé le président.
A ses yeux, ce massacre n’est qu’un événement violent parmi d’autres dans l’histoire de cette ancienne colonie française, depuis son indépendante en 1958. Plutôt qu’un procès, il plaide pour un vaste examen de conscience, du type commission vérité et réconciliation couvrant les soixante dernières années et notamment les dizaines de milliers de victimes du régime de Sékou Touré (1958-1984). « Ce qui est remarquable dans cet événement du 28 septembre, c’est le nombre de femmes violées », avait-il ajouté, sans un mot de compassion pour les victimes.
« Le président… ça ne l’intéresse pas »
« C’est extrêmement choquant », s’indigne Asmaou Diallo. La présidente de l’Association des victimes, parents et amis du 28 septembre (Avipa) a perdu son fils, un enseignant de 33 ans, lors de la tuerie. « Jamais le président n’a accordé de temps aux familles des morts ou des disparus, ni aux femmes violées à ciel ouvert par des militaires. Ça ne l’intéresse pas. Il faisait pourtant partie des organisateurs de la manifestation avec tous les autres opposants », rappelle-t-elle.
A l’exception de Moussa Dadis Camara, en exil au Burkina Faso, et de Toumba Diakité, extradé en mars 2017 par le Sénégal où il avait fui après avoir tenté d’assassiner l’ex-chef de la junte sept ans plus tôt, les autres inculpés coulent des jours tranquilles à Conakry. Certains, tel le gouverneur de Conakry, occupent encore de très hautes fonctions publiques. « Quand Alpha Condé dit “réconciliation”, il faut comprendre “on efface tout et on avance”, derrière lui de préférence », résume Asmaou Diallo. Le sort des victimes n’empêche pas plus les autres dirigeants politiques de dormir.
« Ce pays peine à avancer . Or pour aller de l’avant, il faut d’abord surmonter le passé, mais il n’existe même pas une base minimale commune sur laquelle les Guinéens des différents bords politiques et les différentes communautés ethniques peuvent s’entendre. Chacune se dit avoir été la victime de l’autre au cours du temps », analyse un diplomate étranger. Sans ce procès, la lutte contre l’impunité restera donc un concept vide. « Sinon, c’est un quitus donné aux forces de l’ordre pour continuer à tirer sur les manifestants », accuse Me Bah. Plusieurs dizaines de personnes ont été tuées en Guinée, en majorité par balles, au cours de manifestations d’opposition depuis l’élection d’Alpha Condé en 2011.
Par Christophe Châtelot (Conakry, envoyé spécial)
Ajouter un commentaire