Après la Tunisie, l'Égypte ? Différences et ressemblances

200_109804_vignette_L300xH285-Marc-au-cafe-a-.jpg
 
Moins de deux semaines après le renversement du régime tunisien, l'Égypte est à son tour secouée par un mouvement protestataire, sans précédent dans ce pays depuis les émeutes de la faim de 1977. Quels sont les points communs et les différences entre les revendications des manifestants, entre les natures politiques des soulèvements ?

Les réponses de Marc Lavergne, directeur du Centre d’Etudes et de Documentation Economiques, Juridiques et Sociales (CEDEJ), au Caire. 
 

"Les événements de Tunisie n’ont pas déclenché le mouvement, ils ont servi de coagulant du mécontentement"

Le mouvement égyptien a-t-il été déclenché par les événements tunisiens ?
L’Égypte vit depuis cinq ans maintenant sous un régime de semi liberté, avec une réelle liberté d’expression, une presse d’opinion, des journaux indépendants et un vrai débat politique entre les partis et les organisations de la société civile. Par ailleurs, le mouvement social a lui aussi pris beaucoup d’ampleur. Il y a eu en 2009, plus de mille mouvements de grève, pas seulement chez les ouvriers, mais dans toutes les professions, y compris les libérales.
Nous vivons ici dans une société en ébullition, même si bien sûr il y a des sujets tabous, tels que le président ou l’armée. Les réseaux sociaux jouent dans cette effervescence un grand rôle, ils maintiennent les jeunes Égyptiens en liaison constante avec le reste du monde.

Les événements de Tunisie n’ont donc pas déclenché le mouvement, ils ont plutôt servi de coagulant du mécontentement, du désarroi dans de larges couches de la population, qui ne comprennent pas ce qu’ils ressentent comme un désengagement de l’État de plus en plus fort. Par ailleurs, les échelles ne sont pas les mêmes non plus qu’en Tunisie. La société est ici plus diversifiée, les classes moyennes jouent un rôle moins important qu’en Tunisie, la pauvreté et la misère touchent de très grands pans de la société. L’économie égyptienne est bonne, mais elle repose surtout sur le tourisme ou sur les envois des émigrés, le canal de Suez et les hydrocarbures qui laissent à l’écart la plupart des Égyptiens et emploient peu de monde.
Les produits de base viennent de connaître une hausse des prix considérable. L’avenir semble bouché à toute une jeunesse que l’Égypte n’a absolument pas la capacité d’absorber. La Tunisie est amarrée à l’Europe, tandis que l’Égypte subit de plein fouet la concurrence asiatique.

Quelle est la nature politique de ce mouvement ?
En 2005, Le Caire a vécu une sorte de printemps, avec la naissance de mouvements de jeunes et d’intellectuels, tels Kefaya – cela veut dire « Ça suffit », qui étaient soutenus par nombre d’organisations politiques, jusqu’aux Frères musulmans. Donc le terreau est là, même si ce mouvement est retombé depuis. La société civile égyptienne est très composite et on y trouve toutes sortes d’organisations de défense des droits des citoyens. Ce qui me frappe aujourd’hui, dans la contestation, c’est son côté mai 68.  On discute à tout rompre. On voit débarquer des politiciens qui se mettent à discuter avec les manifestants, Des tribuns se succèdent, dans une atmosphère de libération de la parole, avec des hommes, des femmes, voilées ou pas, etc. Cela bien sûr dans la journée. Le soir, c’est beaucoup plus violent. Mais le pouvoir ne prendra aucun risque. Il fera tirer sur la foule si nécessaire, même si la famille Moubarak n’est pas prédatrice comme celle de Ben Ali.

La question des chômeurs diplômés est-elle autant cruciale en Égypte qu'en Tunisie ?
Comme en Tunisie, il y a en Égypte une grande démonétisation des diplômes qui ne correspondent pas, en raison du système complètement ossifié de l’éducation, à la demande professionnelle ou économique. Les Égyptiens misent sur l’éducation supérieure, mais au lieu d’ouvrir des perspectives, celle-là les formate vers des carrières obsolètes. Mais c’est le seul point commun avec la Tunisie. Ici, la grande question est aussi celle des salaires. La plupart des Égyptiens doivent faire deux journées de travail.

Où sont les femmes ?
Si les femmes sont peu visibles dans les manifestations, c’est sans doute dû à la campagne d’intimidation contre les manifestants, encore plus sévère à leur encontre. Les commissariats sont connus comme des lieux de violence et même de viols. Mais on peut dire aussi que leur visibilité dans les protestations reflète la part qu’elles occupent dans les partis politiques ou les associations de la société civile.

Où sont les Frères musulmans ?
Il est intéressant et même troublant de regarder l’implication faible des Frères musulmans dans la contestation actuelle. C’est qu’ils ont perdu beaucoup de terrain dans l’initiative politique et la réflexion idéologique. Certes ils sont bridés, harcelés par le pouvoir qui les pourchassent et les emprisonnent par centaines, afin de les briser, et cela juste pour préparer un terrain libéré de la confrérie, à Gamal, le fils de Moubarak, et successeur désigné présumé du père. Mais il faut dire aussi que la société égyptienne s’est réislamisée toute seule – on voit de plus en plus de voiles, par exemple -, et que les Frères musulmans n’ont plus grand chose à proposer. La société égyptienne les a devancés. Ils tournent un peu en rond autour d’un social réduit à la charité et d'une économie libérale, sans intervention de l’État. C’est un  peu court comme proposition idéologique. Ce qui fait qu’ils sont absents aussi bien des grands débats de société que des grèves. Les syndicats se mobilisent loin d’eux. Ce qui ne veut pas dire que s'ils pouvaient vraiment se présenter aux élections, les gens ne voteraient pas pour eux, mais ils le feraient sans grande conviction.

Où est la gauche ?
Des intellectuels de gauche qui ont connu leur heure de gloire voilà trente ans, réapparaissent dans les manifestations. Mais les leaders d’opinion sont surtout des écrivains qui ancrent leur œuvre dans le social et le politique, comme Alaa el-Aswani, auteur des romans Chicago,  l’Immeuble Yacoubian, J’aurais aimé être Egyptien, ou Khaled el Khamissi, auteur de Taxi ou L’Arche de Noé, et qui s’inscrivent dans une longue tradition de littérature réaliste, en lieu et place des partis politiques. Mais on ne peut pas dire que l’Egypte soit à la veille d’une option socialiste, marxiste ou nassérienne, même si la nostalgie de cette époque est toujours vivante, celle d’un État protecteur et fort. La gauche ne représente certes pas une alternative aujourd’hui.

Les Moubarak partiront-ils ?
On dit que la femme du président, Suzanne, serait déjà partie, hier, le 25 janvier, vers Londres. On dit même que onze avions seraient partis. Mais on ne sait pas avec qui à bord. Cela dit, je ne crois pas du tout que la fuite et l’abandon du pouvoir soient dans la stratégie de Moubarak, qui en plus, vit loin du Caire, à Sharm El Cheikh, dans une autre Égypte. La seule question, c’est de savoir s’il se représentera en 2011, ou pas.

Jusqu'où ira le loyalisme de l'armée et la police ?
La police ici, c’est juste une armée de mendiants composée en majorité de fonctionnaires sous-payés qui doivent recourir à la corruption pour survivre. Et qui donc n’est animée par aucune allégeance particulière au pouvoir. Le vrai pouvoir est entre les mains des services de sécurité de l’État de la présidence, sorte de Securitate roumaine ou de Stasi allemande. Mais ses membres sont prêts finalement à servir n’importe qui. Alors on ne sait jamais. A priori soudés au pouvoir, ils peuvent aussi basculer sans état d’âme…  L’armée quant à elle, vit dans un monde parallèle, avec ses propres hôpitaux, ses écoles, ses quartiers, et il est sûr qu’elle aurait beaucoup à perdre avec un renversement de régime.

Quelle position adopteront les États-Unis ?
J’imagine que les Américains souhaitent avec ambivalence la stabilité ne bloque pas une évolution du régime, ils sont partagés entre le cœur et la raison. Pour l’instant, ils sont peu présents, et tournés vers l’Irak et surtout l’Afghanistan aujourd’hui. Ils payent… Mais il est vrai aussi que l’avènement de la démocratie pourrait devenir un cauchemar pour Israël, leur principal allié dans la région. Alors ils oscillent certainement.

  • Aucune note. Soyez le premier à attribuer une note !

Commentaires

    • 1. Le 14/02/2011
    ces vrai que l'Algerie commence

Ajouter un commentaire