À Fria l’alu a de nouveau bonne mine
- Par Administrateur ANG
- Le 26/04/2018 à 08:45
- 0 commentaire
Après six ans d’inactivité, le géant russe de l’aluminium Rusal a décidé de rouvrir l’usine Friguia, ex-fleuron de l’industrie française dans le pays. Avec cette reprise, la ville ouvrière voisine espère retrouver sa prospérité passée.
«On me demande à l’usine.» Il y a du soleil dans la voix rauque de Fodé Moustapha Camara, et du soulagement. Il a tellement attendu d’en être, de ces hommes rappelés depuis janvier 2017 pour la réhabilitation de Friguia. La «première usine d’alumine en terre africaine», conçue par le groupe industriel Pechiney à la fin des années 50, où il a passé vingt-sept ans, va enfin rouvrir après six ans d’inactivité. «D’ici fin avril», maintient Rusal, géant russe de l’aluminium et propriétaire de Friguia. A 160 kilomètres de Conakry, entre ses énormes rangées de silos ocre et ses cheminées, près de 2 000 hommes s’activent, vérifient encore le circuit de production de l’alumine, cette poudre blanche extraite de la bauxite qui sert à fabriquer l’aluminium. Elle a cessé de sortir des fours en avril 2012, à la suite d’un mouvement de grève.
Sur la colline d’en face, Fria, la cité enfantée par l’usine, détonne tout autant que ce mastodonte métallique au milieu des manguiers et des nérés. Là, se dressent trois barres d’immeubles qui rappellent les grands ensembles français des années 70. A leurs pieds s’agencent équipements sportifs et culturels, écoles, «unités de voisinage». Fodé Moustapha Camara réside dans la cité ouvrière Sabendè. Un quartier paisible et aéré, avec ses larges allées bordées de maisons blanches. «C’est là que je passe mes journées», racontait-il début avril dans la pénombre de son salon, guettant l’appel de son ex-patron. Dans cette pièce vétuste où le plafond de nattes se délite, sa femme entrepose des bassines d’eau près du réfrigérateur. «L’eau a commencé à manquer il y a quelques années, mais avec la crise, c’est devenu pire», explique ce gaillard filiforme de 53 ans en short et débardeur.
«Brousse»
Quand l’usine a fermé, tout a changé. Les services qu’elle fournissait (distribution d’eau, d’électricité, entretien de la cité, gestion d’un hôpital) se sont réduits, voire arrêtés. Les salaires des travailleurs ont cessé d’être versés. Les droits à la retraite ont été gelés. La coupure quasi générale de courant - inédite dans cette ville lumière dotée d’électricité 24 heures sur 24 - a sinistré l’artisanat et le commerce. Surtout, quelque 3 000 emplois se sont volatilisés, plongeant Fria et ses 120 000 habitants dans la dépression. «Depuis la fermeture, on n’a plus notre dignité en main, résume Fodé Moustapha Camara. Il y a des travailleurs, leurs femmes sont parties. D’autres, leurs enfants sont allés en émigration vers l’Europe.» Lui s’en sort avec l’aide de parents, de «quelques amis» ou de coups de chance, parfois, à la loterie Guinée Games.
«Voir l’usine à l’arrêt et Fria dans l’obscurité, c’était très désolant», dit, consterné, l’ancien directeur général adjoint de Friguia, Sékou Souaré, qui s’y est rendu en 2013 pour des funérailles. Ce retraité, en chemise et pantalon de coton beige, a connu l’époque du «petit Paris». Quand Fria, enclave prospère épargnée par près de cinquante ans de pouvoir autoritaire, rimait plutôt avec modernité et réussite. «C’est d’abord la réussite technique d’une usine partie de rien, en pleine brousse», s’extasie celui qui a consacré un livre à cette épopée industrielle (1). De 480 000 tonnes d’alumine par an au début des années 60, l’usine voit sa capacité passer à 700 000 tonnes en 1970. Elle n’a pas sa pareille dans le monde.
Boom
Autre réussite, selon Sékou Souaré, l’africanisation du personnel, ce «grand combat du syndicat» : «On savait qu’on allait faire notre carrière ici. On a accéléré la formation des ouvriers et des cadres. On n’a pas lésiné là-dessus.» La classe ouvrière, organisée, revendique aussi le passage de la semaine de 48 à 40 heures, la prime de fin d’année, le samedi chômé.
Une ville à part a émergé. Il y règne un esprit de fraternité et de dolce vita. Chacun y va de son anecdote. Accoudé à l’ancienne buvette de la piscine olympique, Amadou Diallo, employé du motel voisin, raconte : «Ici, à partir de 18 heures, c’était plein. Des Blancs, des Guinéens. Il faut imaginer !» Avec de grands mouvements de bras, il fait la visite : «Là, c’était le bar. Avec des jus et des bières bien fraîches. Là, c’était le baby-foot, là, le tennis de table, et là, les damiers. On organisait des compétitions sportives. On avait des champions nationaux à Fria !» Autour du bassin vide aux plongeoirs rouillés, des terrains de volley-ball, de tennis, un stade… Les vestiges de l’aventure africaine de Pechiney quand, en plein boom de l’aluminium dans les années 50, l’industriel français se met en quête d’énergie hydroélectrique à bas coût. A Kimbo, l’actuel Fria, il vise un grand pôle intégré (mines, usines d’alumine et d’aluminium, centrale hydroélectrique). Le sous-sol regorge de bauxite et EDF atteste pouvoir bâtir le plus grand barrage du monde sur le fleuve Konkouré, qui coule à moins de 10 kilomètres. «On nous disait au collège que ce projet serait l’un des plus importants de l’Afrique-Occidentale française», glisse Sékou Souaré.
Bière
En 1958, malgré le fameux «non» défendu par Sékou Touré à la Communauté française de De Gaulle, et la déclaration d’indépendance, le projet d’usine d’alumine est maintenu. Alors que les Français installés en Guinée sont immédiatement rappelés, Pechiney reste. La révolution «non capitaliste» passe par Fria, sa bauxite, et s’accommode de la compagnie française. Outre les revenus fiscaux, l’alumine assure des devises à l’Etat (un tiers des recettes de la vente) «que personne ne pouvait bloquer, même pas De Gaulle», souligne Sékou Souaré.
Las, le modèle de la ville-usine s’étiole. Sur fond de déclin de l’aluminium, Pechiney veut le revoir et supprimer des services, avant de se retirer en 1997. «Fria est emblématique de la ville minière qui combine paternalisme colonialiste et paternalisme capitaliste. Elle répond à ce besoin des compagnies de créer des villes avec des mini-sociétés, dont l’entreprise, plus que l’Etat, assure la gestion. Mais dans les années 80, cette idéologie bascule avec l’intensification de la mécanisation et l’importance croissante des marchés pour le secteur extractif. Les compagnies ne veulent plus financer des villes entières», analyse Johannes Knierzinger, chercheur à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et auteur d’un ouvrage sur la bauxite en Afrique (2).
Les repreneurs se succèdent. Avec Rusal, qui rachète l’usine en 2006, les relations se corsent. «Nos salaires baissaient, on ne commandait plus les pièces de rechange. Chaque année, il y avait une grève», relate Fodé Moustapha Camara. Jusqu’à cet ultime débrayage d’avril 2012 : «Un mois de grève, on n’avait jamais connu ça.» Le conflit social se mue en contentieux entre l’Etat et l’entreprise, alors numéro 1 mondial de l’aluminium. Mais ni le fantasque président autoproclamé Moussa Dadis Camara (2008-2010) ni l’actuel chef de l’Etat, Alpha Condé, ne l’emportent. Rusal consentira, certes, à allouer dès janvier 2014 une indemnité mensuelle aux ex-travailleurs - sauf aux plus contestataires - puis à relancer l’usine. Mais se voit offrir en contrepartie le «trésor de Dian-Dian», l’un des meilleurs gisements de bauxite de Guinée.
«Il y avait derrière ce conflit une volonté de récupérer l’usine pour le seul intérêt de la Guinée. Quand Pechiney est parti, les Guinéens ont assuré un temps le fonctionnement de l’usine. Ça a fait rêver», s’épanche le chirurgien-dentiste de l’«hôpital Pechiney» Boubacar Bah. Il reçoit dans sa salle d’attente, qu’il s’est habitué à voir vide dès 16 h 30. La renaissance de Fria, pourtant, il avoue «commencer à y croire». La ville semble renouer avec une certaine douceur de vivre. En cette fin d’après-midi étouffante, le marché central est animé, des jeunes affluent au «grand terrain» pour suivre un match de foot, les hommes en bleu de travail et casque blanc retrouvent leurs groupes d’amis autour d’un thé ou d’une Guiluxe, la bière nationale.
«On s’accroche, assure le journaliste Abdoulaye GV Camara, au neuvième étage de l’immeuble «F6B», d’où émet la radio la Voix de Fria. Les commerçants commencent à revenir et les magasins sont bondés de marchandises. Même les artisanats, comme la soudure, la broderie ou la cordonnerie, repartent.» Ibrahima Gobicko Diallo, retraité de Friguia, a quant à lui les yeux rivés sur l’institut agropastoral qu’il veut créer au quatrième étage de son groupe scolaire privé. «Avec l’espoir de la relance de l’usine, les inscriptions ont augmenté en septembre», savoure l’homme à la barbiche grisonnante, qui a pu rouvrir deux classes sur les sept fermées en 2012.
Au Motel Play, où le son du r’n’b guinéen se mêle au fumet des grillades, des travailleurs débattent. «On est viscéralement attachés à Fria, mais il faut changer de modèle», argue Noël Gnimassou. Avec son collègue «Major», ils se sont «engagés dans les alternatives durables à la mine» pendant la crise, comme les fermes avicoles, l’apiculture ou le maraîchage. Un enjeu national. La Guinée peine à diversifier son économie et à sortir de la dépendance à la bauxite, dont elle est devenue, en 2017, le troisième exportateur mondial.
Par Agnès Faivre
Ajouter un commentaire